Le 30 octobre 2020
"Puis-je avoir mon rasoir s'il vous plaît ?
Sinon je vais finir par croire que je suis féministe !"
(moi)
Parlons en de ça !
Quand vous arrivez ici on vous demande de remettre différents objets qui ne doivent pas être dans les chambres.
J’ai donc ainsi confié au charmant infirmier qui m’a accueillie mon parfum, mon rasoir, mes ciseaux de coiffeuse (ils sont constamment dans ma trousse de toilette et je n’avais tout simplement pas pensé à les en sortir), mon dissolvant, mon flacon de gel hydroalcoolique et mon trousseau de clés.
Je vous assure, ça fait tout drôle...
Alors il faut savoir que depuis toute petite, j’ai voulu très très fort avoir mon propre trousseau de clés, à tel point que je récupérais toutes les clés qui traînaient (des qui ne servaient plus ou que quelqu’un avait oubliées…), et que je les gardais précieusement, accrochées à une jolie collection de porte-clés, le tout constituant LE trousseau de clés de mes rêves.
Aucune clé n’ouvrait ni ne fermait rien, mais je saisissais ce que ce trousseau représentait... la liberté : avoir sa propre maison, sa propre voiture (avec toutes les possibilités d’évasions qu’une voiture peut offrir), son lieu de travail (et les moyens que celui-ci offre)… des artefacts symboliques de mon futur statut d’adulte sans doute...
Les clés ne sont pas que des simples objets.
Ici, on vous les prend.
Je n’ai plus mes clés.
S’il me prenait la simple envie d’aller me promener, d’aller faire deux ou trois courses, cela me serait impossible.
Ma voiture est sur le parking de la clinique mais je n’ai pas mes clés.
De toute façon, ça ne changerait pas grand-chose puisque pour sortir il faut demander à son médecin une autorisation, qu’il ne faut pas qu’il oublie de transmettre à l’infirmerie, infirmerie par laquelle on doit impérativement passer pour qu’ils nous donnent un petit papier, seul sésame valable pour accéder à l’extérieur et que nous devons remettre à notre retour (oui, à cinquante-cinq ans je dois demander un « mot » pour sortir… dire que j’ai quitté le lycée parce que je n’en supportais plus l’autorité arbitraire…).
D’ailleurs, une chose illustre à merveille et de façon fortement symbolique tout mon propos autour des clés : la porte de ma chambre (comme celle de toutes les chambres ici) a une serrure à l’extérieur (dont je n’ai pas la clé), mais pas de serrure à l’intérieur : je ne suis pas en mesure de m’isoler et on peut m'enfermer.
Je comprends la nécessité des ces mesures, je ne suis pas totalement cruche (enfin… j’espère...) et j’ai suffisamment traîné mes guêtres dans les institutions psychiatriques pour en comprendre l’intérêt.
Je ne pense pas être directement concernée par les objectifs de ces mesures.
Je ne suis pas suicidaire (ah oui ! Ils m’ont aussi piqué mon coupe-ongles… ne surtout pas minimiser le pouvoir destructeur du coupe-ongles...), pas alcoolique (mon parfum sent très bon mais de là à le boire…) ni fugueuse (je suis ici de mon plein gré, ça serait vraiment débile de me barrer !).
Ces mesures ne semblent même pas concerner ceux qui sont ici en même temps que moi, mais j’imagine que, parfois, certains en « séjour » ici pourraient faire des choses complètement idiotes (du genre se déchiqueter les veines avec un coupe-ongles par exemple...).
Ces mesures protègent aussi les soignants de longues négociations avec untel ou unetelle pour savoir et déterminer « qui peut quoi » et « pourquoi lui et pas moi ? »… etc etc...
Je gage qu’ils seraient bien moins disponibles et bienveillants (et ils le sont disponibles et bienveillants ) s’ils se faisaient engrainer toute la journée pour des histoires de parfum ou de rasoirs !
J’accepte donc que ma liberté individuelle soit (extrêmement) restreinte pour protéger d’autres qui à priori ne sont même pas là en ce moment.
La clinique est une organisation, chaque personne a ici un projet de soin individualisé, mais cette organisation s’adresse à une collectivité.
Chacun, nous devons nous plier à des règles contraignantes qui sont faites pour protéger les plus faibles de tentations dangereuses (les compulsions, ça ne se calcule ni ne se freine...).
C’est une parenthèse, ce ne sont que quelques semaines dans ma vie et je retrouverai à ma sortie mon parfum, mon gel hydroalcoolique et mes si précieuses clés.
Je ne peux m’empêcher de faire le parallèle avec ce qui se passe à l’extérieur, avec ce qui m’attend à l’extérieur.
De contrainte je sortirai pour être confinée… c’est con hein !
Ceci dit, je sais que confinée j’aurai mes clés, je pourrai aller marcher à un kilomètre autour de chez moi (et autant de fois par jour que je souhaiterai vu que l’attestation c’est moi qui la signerai), je pourrai aller à la supérette à côté de chez moi pour m’acheter toutes les douceurs dont j’ai envie (ici, très peu de douceurs sauf dans le distributeur mais je n’ai plus de monnaie et il ne prend pas la carte bleue).
Je pourrai aussi sortir de ma chambre la nuit si je ne dors pas et prendre un yaourt dans mon frigo, manger un fruit, mettre de la musique et danser, sortir sur mon balcon et prendre l’air (ce que je veux en fait, je fais ce que je veux chez moi !).
Je ne pourrai pas prendre ma voiture certes, mais ce ne sera qu’une autre parenthèse, plus longue que celle que je vis actuellement, mais ça s’arrêtera un jour.
Ma liberté individuelle en reprendra un sacré coup et ce sera encore pour protéger les plus faibles et les soignants...
Ma liberté individuelle est entamée, très entamée même, mais je n’ai même pas eu besoin de gouvernement ou autre autorité pour cela.
La maladie s’en est chargé.
Alors, au lieu de perdre une énergie qui m’est si chère actuellement à vitupérer contre l'organisation, je savoure chaque parfum de forêt en automne au fond du parc de la clinique, je marche sur le « joli chemin » du susdit parc une boucle de cinq cents mètres pour m’emplir d’air, de vent, de soleil, de pluie… dès que cela est possible, je contemple le jeu des rayons du soleil d’automne dans les feuilles d’arbre doucement balancées par la brise (un peu de licence poétique classique ça fait pas de mal… et pour de vrai je suis une véritable contemplative) et quand à vingt heure l’extérieur nous est fermé, je sais que cette parenthèse se refermera un jour et que je retrouverai une autre forme de liberté, même confinée.
Poil au nez !
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